On est en 2018. Les années ont du sens pour chacun. Pour moi, le retour du 8 dans les unités, c’est la fin d’une grande boucle de dix ans pendant lesquels tout a changé.
En 2008, j’ai été titularisée, j’ai pris mon poste au Petit Collège de la Rive Droite du Fleuve Sans Eau, j’ai dû arrêter de me cacher derrière l’étiquette « stagiaire », derrière ma tutrice, derrière les deux autres collègues profdocs en poste avec moi dans mon bahut provisoire, j’ai dû assumer un CDI où j’exerçais seule, avec une Chef qui m’attendait au tournant, demandait à être convaincue, acceptait de l’être d’ailleurs, répondre aux attentes de collègues qui voulaient pouvoir utiliser le CDI comme outil de travail et partager ce travail avec une profdoc, répondre aux attentes des élèves qui voulaient un CDI vivant mais qui ne le formalisaient pas ainsi, répondre à mes propres exigences qui étaient sans doute les plus lourdes de toutes.
En 2008, jusqu’en juin, j’ai bossé à être titularisé, j’ai entériné mon choix de vie professionnelle, pour une bonne partie de ma vie, jusqu’à ma retraite ou ma reconversion, sans n’avoir aucune plan de reconversion.
En 2008, ma grand-mère est morte. Elle n’était plus en bonne santé depuis longtemps mais elle n’était pas mourante non plus. Elle s’est senti mal, a été hospitalisée, a perdu connaissance, puis elle est morte. En quelques jours. Il y a encore un trou béant là où elle occupait tant de place. Sa mort, c’est aussi la première que j’assumais en tant qu’adulte. M’absenter de mon travail, voyager seule, en urgence, retrouver la famille là-bas, analyser à toute vitesse tout ce qui se passait dans ma tête ces jours-là, comprendre comment dire au revoir à elle mais aussi à toute une part de ma vie, un appartement que j’ai toujours connu, tous les lieux qu’il n’y aurait plus de raison que je fréquente, ne pas ma laisser porter par les autres, par mes parents, mon oncle, pour trop en tout cas. Partir à la Capitale, sans billet de retour. C’était étrange. Cette mort a été un choc. Une rupture.
En 2008, on était installés dans notre appartement depuis pas si longtemps puisqu’on avait posé nos cartons en septembre 2007. Celuiquim’accompagne apprenait à vivre sans sa mère. Moi, je désapprenais à vivre seule. Nous deux, on apprenait à vivre ensemble.
En 2008, finalement, j’ai dû définitivement devenir adulte. Autant que je puisse l’être, je suppose.
En 2008, j’ai aussi fait ma première crise d’épilepsie. J’étais loin de le nommer ainsi, il a fallu de longs mois avant un diagnostique. Surtout que cette crise est restée isolée pendant un moment. C’était en novembre, je crois. Je n’ai jamais noté la date. J’étais seule chez moi. J’ai appelé Celuiquej’aime, qui était en virée avec Le Prince des Quenouilles. L’autre plaisantait, croyant que je ne l’entendais pas. Je me souviens « Dis lui de péter un coup, ça la détendra ». Peut-être qu’il savait que je l’entendais, réflexion faite.
Peut-être que c’est là que se loge pas mal de choses, dans cette première crise absolument pas prise au sérieux, par ces deux mecs rigolant alors que je tremblais. Ils ne me voyaient pas. Est-ce que si Celuiquej’aime avait été là, s’il m’avait vu, s’était inquiété, cela aurait changé quelque chose ? Peut-être.
La vérité c’est que cette épilepsie, j’en ai fait mon problème, que je dois gérer seule. Je m’en suis propulser responsable, je m’excuse et m’en veux quand elle impacte les autres. Je n’arrive pas, même pas loin de dix ans après la première crise, même pas loin de dix ans après le diagnostique, à la mettre à sa place : une maladie.
Je suis malade. Je ne me vois pas malade.
C’est là que je dois en venir, c’est ça que je dois écrire, ce pour quoi j’ai ouvert l’ordinateur. Mon psy m’a demandé pourquoi, ce qui me faisait peur, qu’est-ce que je n’admettais pas. Je peux dire « je suis malade », je peux l’écrire. Mais je ne l’ai pas réellement intégré, reçu, accepté.
Pourquoi ? Je résiste.
Pourquoi ? J’ai envie de dire que c’est en partie la faute des autres. Celuiquej’aime, mes parents, mes proches. On ne me voit pas comme malade. Quand je fais une crise maintenant, j’ai la sensation d’agacer Celuiquej’aime. « Encore un moment gâché », une sortie, une soirée, un restau, un ciné… Je le lis sur son visage. Les autres ? Je ne sais pas depuis quand on ne m’a pas demandé des nouvelles de mon épilepsie, de mon traitement. « On », j’entends mes parents, en particulier. Mais pas qu’eux. Les proches.
Mon psy dit qu’ils ne peuvent pas me voir malade si moi-même je ne me sens pas l’être, si je continue d’envoyer l’image de quelqu’un qui va bien. Il a raison, ça ne peut pas être juste la faute des autres. Alors pourquoi je résiste ?
Parce que je n’ai pas envie d’être cette personne handicapée par une maladie. Parce que, c’est bien léger comparé à des tas de maladies, de blessures, de handicape, mais une épilepsie, même dans la forme légère de la mienne, c’est handicapant. Ça suppose de prendre un traitement quotidien, de ne pas me pousser trop loin dans la fatigue, de surveiller les moments de stress mais aussi les moments de détente.
Parce que je n’ai pas envie d’être cette compagne, cette mère, cette amie, qui ne peut pas. Qui ne peut pas aller au restaurant le soir, au cinéma, ailleurs, en étant sûre qu’elle ira bien. Qui ne peut pas garantir qu’elle ne se mettra pas à trembler, qu’elle ne gâchera pas tout.
Et pourtant, je le suis. Je m’interdis déjà ces situations « à risque ». J’essuie déjà des crises. Je le sais. Je n’en ai pas envie, mais je suis déjà cette personne là. La seule différence c’est que je m’autorise à l’oublier, de temps en temps.
Je ne sais pas comment m’y prendre, comment l’intégrer. J’ai la sensation que tant que rien ne vient de l’extérieur, je n’arriverais pas à le faire passer à l’intérieur mais si rien ne vient de moi, ça ne pourra pas m’être renvoyé de l’extérieur.
Je tourne donc en rond. Je cherche les clés. Je pensais qu’écrire m’aiderait un peu à les trouver. Et même pas. Tant pis, ça aura toujours servi à écrire. Donc à respirer.