Maintenant que vous connaissez ma « petite histoire« , je suppose n’interpeller personne en affirmant que ma relation à la nourriture et à mon poids (qui ne sont pas forcément interdépendantes mais vont l’une avec l’autre) a été (dé)construite via l’image qu’on avait de moi, l’image qu’on me renvoyait explicitement, l(es) image(s) que j’avais de moi-même, mais encore par les injonctions sociétales, par ma famille et par mes parents.
Mes parents, forcément. Déjà parce que nos parents nous transmettent consciemment et inconsciemment énormément de ce qui nous construit dans les premières années de notre vie et que c’est un socle sur lequel on continue de se bâtir tout au long de sa vie (même quand on décide de le rejeter en totalité). Ensuite, parce que les premiers temps, ma boulimie leur était clairement destinée : je voulais qu’ils me voient, je voulais qu’ils s’occupent de moi. Bien sûr, je ne l’ai formalisé ainsi que des années après mais avec le recul, c’est évident. Je grossissais, je « volais » de la nourriture dans les placards et le frigo… Ensuite, ça s’est complexifié, mais l’idée à tout de même était là.
Dans le fond, n’est-ce pas logique que de ce mal finalement pas suffisamment visible soit ressorti un autre, spectaculaire et impossible à nier, avec ces crises de tremblements qui me fauchent ?
Je suis donc très consciente que j’ai un rôle, pas moi uniquement mais moi aussi et pour beaucoup, dans la relation que Peanuts va développer à la nourriture et à son poids, à l’image de lui-même et à l’estime de soi. (Pas uniquement mais n’élargissons pas de trop le sujet de ce post, voulons-nous). Je lutte donc contre mes propres démons et me remets régulièrement en question dans la manière dont je lui présente celle de l’alimentation ou dans celle dont je lui parle et traite de son propre corps.
Et je fais tampons contre les injonctions sociétales.
On va parler des Gens. Les Gens, on les fréquente tous. Ils sont nos collègues de boulot, le commerçant du coin, la voisine de palier, la secrétaire du garagiste, le livreur de pizzas, voire une tante par alliance du côté de ta belle-famille que tu croises deux fois l’an, la mère du mec de ta sœur, ou encore le mec de la sœur du mec de ta sœur, c’est l’animateur de cette émission de télé, c’est la bienpensance des médias. Ils sont ces personnes qui font quotidiennement partie de nos vies mais avec lesquelles il est difficile voir impossible d’avoir une conversation de fond. Ceux qu’on mouche en une réplique bien sonnée ou qu’on laisse dire, faute de mieux.
Les Gens ont un avis sur tout et tiennent à le partager. Les Gens énoncent essentiellement leurs évidences qu’ils considèrent commune à tout un chacun.
On ne discute pas avec les Gens. On n’argumente pas, on n’a jamais les mots suffisants ou alors il faudrait que les journées durent 32 heures.
N’est-ce pas que vous connaissez les Gens ?
Et bien les Gens veulent savoir combien pesait le bébé à la naissance, s’il mange bien, s’il est allaité et pourquoi il ne l’est pas. Ils veulent savoir combien il pèse maintenant et ont un avis sur le chiffre.
Les premiers temps, je n’étais guère surprise. Les mensurations de Peanuts à la naissance étant dans les moyennes, les Gens trouvaient qu’elles étaient correctes. Puis qu’il grandissait (non, les Gens n’emploient pas le verbe « grossir ») bien. Médicalement, les trois premières semaines, il était un peu limite. Pas de manière inquiétante mais il se baladait dans le bas des courbes. Il était plutôt long et délié. Ça plaisait aux Gens, cette silhouette. Puis il a pris des joues, une bouille toute ronde, et des grassouilleries de bébé dans les jambes, les bras, les fesses. Il allait très bien et il s’est arrondi, ses vêtements hivernaux renforçant l’effet visuel. Et là, j’ai été stupéfaite de recevoir les premières injonctions des Gens concernant son poids. « Ah ben il se porte bien ! », « oh mais qu’est-ce que vous lui donnez à manger ? », « S’il continue comme ça, il va falloir le mettre au régime ! Ha ha ha ! » La palme revenant à cette inconnue le voyant dans sa poussette et s’exclamant « oh le gros patapouffe ! »
Elles commencent donc là, les injonctions sur ton poids, à quelques mois. (Dans le même genre, j’ai eu « Il va falloir que maman te coupe les cheveux sinon tu vas ressembler à une fille » et mon préféré « Vous devriez faire attention, il a les traits fins, comme une fille ».) Et ce n’est pas parce qu’elles sont prononcées sur le ton de l’humour, sous forme de questions, qu’elles ne prennent pas la forme d’un commandement qu’elles n’en sont pas un.
Dans l’ensemble, j’avoue manquer de répartie. Le stricte inconnu qu’on ne croisera plus jamais, c’est une chose, mais tous les gens qu’on voit régulièrement, j’ai plus de mal. Comment casser nos vieux voisins de paliers, qui dépannent d’un œuf, un peu de sel, la télécommande du parking, quand on en a besoin ? Le couple qui assure l’entretien de l’immeuble, récupère nos colis, gère le relevé des compteurs, signe les recommandés et les glisse dans notre boîte, sait qui est le voisin qui bloque ta voiture et va sonner chez lui, met de côté un anneau de dentition tombé du sac à langer ? Le boulanger du quartier, la caissière de la supérette d’en face… En particulier quand on est en congés maternité et que nombreux sont les jours où ce sont les seules personnes hormis son mec – et sa formidable TL – avec qui on va échanger trois mots.
Je ne me force pas à rire quand je ne trouve pas drôle, je n’acquiesce pas, mais je n’envoie pas non plus dans les cordes. Et je compense en expliquant à Peanuts que tout ça c’est n’importe quoi et qu’il n’y a rien à dire sur son poids (et que les hommes aussi peuvent avoir les cheveux longs, comme Papy par exemple).
Les Gens savent comment on doit nourrir Peanuts, quand et de quelle manière. Les Gens approuvent le chantage à la nourriture (« j’ai un cadeau pour toi mais je ne te le donnerais qu’à condition que tu manges tout ton repas »). Les Gens estiment que nous adultes savons quand le petit enfant doit avoir faim et en qu’elle quantité il doit manger et que lui l’ignore. Et les Gens ont les solutions à tout : il réclame à manger la nuit ? Il suffit de le laisser pleurer. Il ne veut pas terminer sa purée ? Tant pis, il part au lit sans laitage, sans compote, même s’il a encore faim.
Pour les fréquenter depuis que ma grossesse est « publique », je pour vous dire que les Gens, ils n’ont jamais eu d’enfant, ou alors ils n’ont jamais réellement appliqué ce qu’ils te conseillent, mais ça n’empêche qu’ils te disent de le faire.
Je sais que ça ne fait que commencer. Cette indispensabilité à déconstruire avec Peanuts ce que les Gens vont lui apporter comme évidences toutes-rôties-à-ne-jamais remettre en question. J’ai dans l’idée qu’en matière de poids et d’alimentation, qu’il soit un garçon facilite un tantinet ce travail mais je me trompe peut-être car si les femmes sont invectivées à la finesse absolue, les hommes ne le sont-ils pas autant à la musculature saillante et à la silhouette étoffée ? Mais que cela intervienne si tôt continuera de me jeter à bas des nues.
Elle a quelque chose d’avariée, cette société, vous ne trouvez pas ?